Les patients de Monsieur Duret
Emmanuel Tugny, in Blog Mediapart

D’où vient que la «voiture de masques» que la peinture de Cyril Duret place sous nos yeux peine tant à s’ébranler, d’où vient qu’en émane cette curieuse impression d’empêchement?
D’où vient que ceux qui en occupent les mansions contigües semblent à tout coup en état de «patience», non de cette nature de patience du modèle appliqué à prendre, le temps de s’objecter en sujet pictural, la «pose», mais d’une nature comme pure, substantielle, de la patience, en quoi s’aliène une vision du peintre sidéré, objectant son art dans une forme à quoi l’espérance d’une animation est en quelque manière ôtée?
C’est entendu, Cyril Duret est un «Proust-peintre», un enquêteur au temps perdu, aux plaisirs et aux jours, dont le projet apparent est de rendre compte, dans l’accumulation résignée des motifs qui en transcende la singularité, l’irréductibilité à soi, d’une façon «d’air du temps».
Il ne fait pas de doute que le désir du peintre trouve dans sa fabrique le lieu de l’archivage de la mémoire d’un voyant.
Mais ce n’est pas seulement un «temps déjà perdu» que suspend Cyril Duret, ce temps est frappé, il porte un sceau relatif, il est un temps de l’œuvre,
de l’œuvre de vie, un temps dans quoi, absorbés en eux-mêmes sous
une collection de phénomènes objectaux, une collection qui évoque Teniers le jeune, des sujets emportés dans leur caravansérail immobile attendent et souffrent, en l’attente, de n’attendre rien.
Tout se passe comme si les personnages de Cyril Duret attendaient l’advenu, «ressentaient» (au sens du «ressentiment») le retrait de l’œuvre de son organe
d’engendrement.
États de visages, états des corps, émergence au premier plan de l’amas consacré décor: la technique picturale déployée avec une ostension maniaque par l’art du peintre conçoit le retrait d’êtres à quoi quelque chose manque,
qui leur manquera: l’animation que leur ôte, comme il se retranche, le travail du peintre, laissant au monde peint depuis un scrupule de peindre tout, comme une mélancolie.
C’est là tout à fait comme si le vivre manquait d’auteur, l’auteur ayant engendré, pour qu’il allât son chemin, le monde peint.
Cyril Duret est un Proust-peintre, c’est entendu, mais c’est peut-être surtout ce Pirandello, ce Flaubert, dont les créations demeurent aussi visiblement que possible les orphelines si jumelles l’une de l’autre que leur masse considérée constitue orphelinat de matière, viduité d’objet.
Ce que me semble peindre Cyril Duret, c’est l’évacuation du peintre de la peinture, le ciel vide cher à la théologie pascalienne, la schize douloureuse de ce moment de l’œuvrer où la création imperfective s’applique à manifester le deuil de son enchantement en en faisant son sujet même, son «spectacle».
Oui, c’est une patience, c’est un manque d’être -ou de principe d’être- que peint Cyril Duret, ce n’est pas n’importe quel temps, ce n’est pas n’importe quel domaine de l’archive d’homme, c’est celui de la nostalgie, de la saudade, du constat douloureux d’une rupture dans lequel baignent, comme en un inextinguible crépuscule, des sujets qui ne sont pas tant sujets d’eux-mêmes que redoublements contre-narcissiques d’un art en consomption, d’un peintre contristé de devoir faire retrait pour «laisser être».

Il en va des portraits de Cyril Duret comme de ces portraits de Véronèse, dont le regard noir semble formuler à l’art le reproche d’être ce qu’il ne saurait abandonner d’être: la trahison d’une promesse de présence.
Aussi bien ne voit-on pas, face aux travaux de Cyril Duret, les figures captivantes gagnant leur nébuleuse, autre chose que l’ennui (la hantise sans résolution) d’un temps de l’orphelinat, d’un temps du ressentiment d’une vie que l’œuvre, parce qu’il ne lui était pas donné d’en user autrement, eût laissée en plan(s).
C’est ce moment nécessaire que saisissent les portraits de Cyril Duret, ce moment de la séparation, du départ de l’œuvrer qui «étonne», qui convie l’œuvre à entrer, depuis ses forces propres, en animation.
L’œuvre patiente, elle s’animera, elle s’animera sans doute, mais ce moment de l’animation n’est pas son moment, ne l’est pas encore: elle dit, au moment où la saisit Cyril Duret, grâce à l’art et malgré lui, grâce au geste d’art et à sa démultiplication en collection et malgré eux, la douleur d’un retrait, celle d’un terme; elle dit, et le dit d’autant mieux qu’elle la peuple, qu’elle la bonde, la solitude affreuse de l’œuvre qu’a évacuée l’œuvrer.
Par réversion, c’est l’œuvrer, le présent éternisé dans l’objet peint, de sa fabrique, que donne à voir Cyril Duret, désignant dans le ménagement d’un célibat de l’art comme départ, comme part du monde, comme «mondanité», sa souveraineté comme émergence au mystère révoltant de l’absence d’art.
Emmanuel Tugny